« Harsin. Harshi. Karsan. Karson. ». Peut-être même « Kherson », « parce que les noms pouvaient être confondus, et qu’en l’absence de certitude, j’étais dans l’obligation d’examiner cette probabilité. ». Comment retrouver ce village de Crimée sans en connaître ne serait-ce que l’orthographe ? C’est là que serait né le grand-père de Thierry Chebrek-Rosenfeld avant de venir vivre en France. Quelques années plus tard, il a été déporté et n’est jamais revenu. Si l’écrivain a tenté de faire appel aux souvenirs des deux filles de celui-ci, sa mère Eveline et sa tante Berthe, devenue Sœur Imelda, leurs mémoires sont défaillantes et leurs témoignages peut-être volontairement lacunaires… En quête des origines familiales et n’ayant d’autre piste que Karsan, il les embarque alors en Ukraine, bon gré mal gré, pour un road trip historico-ferroviaire.
Pourtant, ce n’est pas sur les rails des pays de l’Est que commence le récit dans On n’en finit avec rien ni personne, mais au Burkina Faso, dans l’atelier de menuiserie de Chebrek-Rosenfeld, alors en pleine dépression. Se succèdent portraits savoureux des burkinabés et cyniques des Français de la Françafrique en une drôle de satire, bien loin des camps de concentration du milieu du vingtième siècle. C’est un détour nécessaire pris par la narration, un « acte manqué » comme l’auteur le dit lui-même. Effectivement, quel acte manqué que ce retour sur le continent africain paternel ! Freud dirait : comme pour tuer le père, avant que de créer. Chebrek-Rosenfeld pratique dans ce récit qui ne veut en finir avec rien ni personne (et surtout pas avec lui-même) la procrastination en forme de pulsion de vie. Dans ce geste désespéré pour se protéger de ce qui soignera en faisant mal, il tente de rattacher aux vivants ceux qui en n’ont qu’apparemment fini avec la vie.
La tâche est donc colossale. A travers la Crimée, ou sur les traces de survivants aux Etats-Unis, l’écrivain compile en un kaléidoscope démesuré matériaux historiques, archives familiales, et témoignages bouleversants des rescapés, comme celui de Selma, pleurant encore l’homme de sa vie rencontré dans les camps. Récit ultra-documenté, en forme de monument aux morts familiaux mais aussi à ceux de toutes les victimes du nazisme, On n’en finit avec rien ni personne est une somme où fourmillent anecdotes et menus détails qui ont fait les vies des victimes de la Shoah, comme pour ranimer des possibles romanesques brusquement évanouis.
On n’en finit avec rien ni personne, Thierry Chebrek-Rosenfeld, Actes Sud, mai 2018, 21,80 euros, 381 pages.
Article paru dans L’Humanité.